MARVIN GAYE – What’s Going on (1971)

Écrit par sur 25 octobre 2017

 

Fin des années 60, la guerre fait rage. Souvent dans les high schools, des gamins de 16 ans sont convoqués chez le principal. Et incorporés aux Marines. Camp d’entrainement, séjour en Corée, direction Saigon. Beaucoup lorsqu’ils reviennent en Amérique, en permission, racontent à leurs ex-condisciples des histoires terrifiantes. L’Amérique prend l’habitude de suivre la campagne du sud-est asiatique comme un nouveau feuilleton télé, guerre et gore. Dans son palais de Detroit, Marvin Gaye s’interroge. Durant les années 60, la maison de disques qui l’avait signé, Motown, avait usiné sans relâche la bande son d’une société ivre d’optimisme. Enfant malheureux, blessé par un père pasteur intransigeant, Marvin était devenu le chantre idéal de la jeune Amérique. Qu’il chante du rhythm’n’blues (« Hitch Hike ») ou des ballades rusées (« How sweet it is to be love by you »), il avait imposé un personnage de crooner dégingandé, toujours vêtu d’or ou de vanille, observant à la lettre les recommandations de l’école de maintien Motown.

En 1971, Marvin profite de l’explosion de la musique noire ébranlée par les furieux coups de boutoir de James Brown, Curtis Mayfield et Sly Stone pour imposer sa vision personnelle à la patriarcale compagnie. Il est difficile aujourd’hui d’entrevoir ce que ce simple LP a pu signifier pour la liberté des artistes noirs, Stevie Wonder en tête. Plusieurs chansons de ce projet dépassent le strict format des 2 minutes trente alors de rigueur, tout l’album est conçu comme une suite symphonique, unifié par un groove jazzy  et mélancolique qui sied bien au timbre de Marvin Gaye, personnage racé, balayé par la pluie et le vent sur la pharaonique pochette. Et puis il y a le thème général : soudain un artiste Motown discute la réalité moderne américaine. La notion est effarante pour l’époque, un peu comme si Astérix découvrait des sites pédophiles sur Internet.
Pour la 1ere fois donc, un artiste Motown, produit lui même son album, rompant avec une tradition établie de producteurs/éditeurs cherchant à précéder de quelques minutes les goûts du public adolescent, quitte à faire choisir le mix final par une table ronde de galopins attirés chez Motown par une promesse de tournées de glaces. Marvin, lui, travaille avec une vision adulte à long terme. Son voyage de l’âme vise les astres les plus éloignés. En fait, cet album marque sa sortie du tunnel. Depuis 2 ans, il n’avait pas donné de concert. Choqué par la mort dans ses bras de la chanteuse Tammi Terrell, il avait fini  par se cloîtrer devant sa télévision, faisant une énorme consommation de football américain (tentant même de devenir membre des Détroit Lions – sans succès).

Un jour, tandis que la compagnie s’impatiente et réclame son retour en studio, 2 façonniers maison lui apportent un titre vibrant « What’s Going On ». Ce morceau gracile, fluide, interrogateur, tombe au moment où la garde nationale américaine ouvre le feu sur une manifestation étudiante anti-Vietnam à l’Université de Kent (Ohio), faisant 4 morts (et une chanson de Crosby, Stills, Nash & Young « Ohio »). « Soudain, dira Gaye à on biographe David Ritz, l’idée de chanter une bluette de 3 minutes sur la lune en juin m’a semblé quelque peu dérisoire« . D’autant que les ghettos noirs sont en 1ere ligne, subissant la présence d’une police répressive, théâtre de mille coups fourrés, libérant les loups qui sommeillent dans l’âme de frangins percutés par un destin cruel. Partant du ton de « What’s Going On », le prince de Motown indigné va construire une suite exigeante et introspective dans laquelle il est question de la répression, du spectre Vietnamien (le propre frère de Marvin est un Marine, la chanson « What’s happening Brother » s’adresse à lui). en fait, cet album est un polaroid de l’Amérique noire, avec les arnaques du ghetto (« Inner City Blues), l’environnement ravagé—« Mercy, Mercy (The Ecology) » (première fois ou le mot est employé dans une chanson)— les enfants massacrés, perturbés, laissés pour compte (« Save The Children »).
Marvin ne s’oublie pas dans cette description cinglante: « Flyin’High (In The Frendly Sky) » est l’admission sans ambages de ses addictions diverses et variées. « Je le sais, je suis accroché », confesse t’il au détour du couplet d’un titre tout en ruades divines, description d’un vol au dessus des lueurs de l’Amérique, vieux gratte ciel cubiques en forme de shooteuses escaladant les nuages.
Face à ce monde en décomposition, le crooner prend acte de sa petitesse et adresse une ultime prière au tout puissant dans la chanson « Wholy Holy », clef rédemptrice  du projet : seule une entité divine pourrait sauver la planète et ramener les hommes au bon sens. Dans ce titre imparable et salvateur, le grand Marvin résout une fois pour toutes la contradiction du théorème de Sam Cooke et prouve que le sacré peut surgir au milieu d’un album totalement pop, donc en milieu profane.

Au cours de cet enregistrement, un accident miraculeux catapulte le chanteur dans l’avenir : il enregistre une 1ere voix de la chanson « What’s Going On » sur une piste, puis une autre vois sur une autre piste. Son intention première est de les comparer. A la réécoute, un ingénieur commet une erreur, filtre les 2 voix en mono et permet au crooner de développer un style unique, comme si son âme troublée proposait 2 visions de la chanson en même temps. Tournant comme un lion en studio, micro à 30cm de sa bouche, Marvin termine son projet d’une stupéfiante cohérence après un marathon de 10 jours au cours des quels l’arrangeur David De Pitte appose des touches de cuivres et de cordes pour donner au disque son flow unique, palpitant. Le mixage est bouclé le 5 avril 1971 pour se voir opposer un refus catégorique de Berry Gordy. Il faudra un nouveau mix plus policé, moins urbain, pour que l’album paraisse enfin et devienne un classique instantané. « What’s Going On » est ressorti en 2001, dans un coffret luxueux sublimé par la juxtaposition du mix inédit intitulé Détroit placé à la suite du mix classique Gordy. Un brûlant concert de mai 1972 occupe un second CD et permet d’entendre le pharaon défendre son projet devant la foule extasiée au Kennedy Center. Personne n’imagine alors que « WGO », porté par 2 hit single imparables, deviendrait la meilleure vente d’albums Motown de tous les temps. Typiquement, Marvin affirmerait aux journalistes « n’être responsable de rien », que « c’est Dieu qui avait tout donné ». Interrogé par les médias, le révérend Jesse Jackson constaterait que Marvin Gay était sans doute le plus grand prêcheur américain. Trente ans plus tard, cette remarque semble toujours aussi plausible.

 

Source Philippe Manoeuvre (La Discothèque idéale- Albin Michel)

Article dédié à mon pote Philou, Fan (et donc connaisseur) N°1 de Marvin en France.

Morceaux qui passent dans les shows : Hall of Fame, Soul

Plus d’infos sur :

https://www.rockhall.com/5-unbelievable-facts-about-marvin-gayes-whats-going
http://www.cbcmusic.ca/posts/11952/marvin-gaye-whats-going-on-45-things

Un doc intéressant sur Marvin Gaye
https://youtu.be/1UgAUlrdAxU

 

 


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